En ce temps-là, le jour vint, peu à peu,
où Mélusine, que son malheureux amour avait
rendue à sa forme condamnée, et qui depuis
lors errait, sentit que les eaux souterraines où
elle se plaisait toujours à s'ébattre,
commençaient à se retirer. Ce
n'était pas un phénomène saisonnier,
l'effet d'une sécheresse estivale. La fée
qui possédait à un suprême
degré la faculté du pressentiment comprit
que les nappes d'eaux dépérissaient sous
elle, comme si son corps, à la longue trop
brûlé au-dedans, trop brûlant
au-dehors de tant d'ardeurs contenues, créait la
terreur et la détresse de l'élément
liquide. Sitôt qu'elle se coulait dans le fond
d'une citerne ou agitait sa queue là où
naissent les sources, dans la mousse, au pied des
rochers, elle provoquait l'immédiat reflux des
ondes &emdash; et elle se trouvait alors,
Mélusine, toute nue en sa chair de serpente, sur
un sol dont la sèche désolation la faisait
gémir. L'amitié du monde, qui avait
été son refuge, la fuyait, la repoussait,
lui déniait sa nature de flux pour la vouer
à sa nature de flamme. Elle persista quelque temps
encore à quêter l'humidité et la
fraîcheur des lieux obscurs. Mais il arriva, ce fut
terrible, que la nuit, à son tour, se refusa. Le
soleil cessa de se coucher. Il n'y eut plus de ces longs
crépuscules, d'une tendresse palpable et
déchirée, qui était toute la
consolation de la fée, dans la nostalgie. Une
lumière sans pitié s'installa, immobile
comme un mur et acharnée comme un fouet. Ce qui
avait été l'ombre protectrice fut
bientôt le désert, sans illusion. Alors,
comme au jour où elle s'était
précipitée du haut du donjon de Lusignan,
s'expulsant tout entière de la blessure de son
amour, elle poussa un très long cri qui fit
trembler la lumière, et elle s'envola.
Rien n'est plus assuré que l'intuition d'une
fée aux prises avec les mille directions de
l'espace. Comme un oiseau migrateur qui revient à
son nid, dont il a gardé en mémoire la
forme et l'emplacement, tenant éployées ses
grandes ailes burelées d'azur et d'argent,
Mélusine traversa le ciel sans faille. Elle vit de
haut, une dernière fois, tout le pays de son
amour, dont l'image était inscrite en elle dans le
tissu du cur et dans les racines du souffle. Elle
tournoya au-dessus de la fontaine Coulombiers, lieu de la
séduction et de l'initiation, et au-dessus de
Lusignan, de Pouzauges, Tiffauges et Vouvant où
elle avait construit, de ses mains, tous ses
châteaux: il n'en restait plus rien. Toute son
uvre avait fondu dans la platitude et dans
l'insignifiance d'un pays vidé. Son terroir
d'amour n'existait nulle part ailleurs qu'en
elle-même, dans l'immortalité du souvenir.
Elle, la dernière fée demeurée parmi
les humains, n'avait plus de lien sensible avec la
réalité des choses : la face du monde avait
changé et ne lui offrait plus de miroir où
elle eût pu se reconnaître. Ce temps
était trop tard. Elle ne lui appartenait plus.
Elle appartenait seulement à sa nostalgie des
lointains et des origines, qui, maintenant, l'habitait
tout entière. C'est pourquoi, de l'essor
infaillible de ses ailes, elle se porta en direction de
l'île d'Avalon, au Nord fabuleux de toutes les
mers.
L'île d'Avalon avait autrefois hanté
l'imagination poétique des Celtes. Elle se profile
à l'horizon de maints romans du cycle du roi
Arthur. Arthur lui-même en fut l'hôte. Et
aussi Lanval. Et Guingamar. Et Graelent. Et Ogier le
Danois. Et Urbain. Et le Noir Chevalier, que les textes
ne désignent pas autrement. Tous avaient
été raptés par quelque fée,
par Morgane entre toutes, dont ils avaient suivi le
sillage. A moins d'être conduit par l'une de ces
femmes de rêve, il était impossible
d'aborder l'île, ni même de l'apercevoir. La
légende disait qu'elle se déplaçait
sur la mer à mesure que les bateaux s'approchaient
d'elle. Elle se trouvait toujours plus loin, plus
au-delà, inaccessible, à l'infini. Elle
était le royaume des fées, leur terre
d'élection et de refuge. Bonnes dames ou males
dames, ayant mené leurs aventures sur le continent
et captivé quelques curs, revenaient en leur
patrie, ranimaient leur désir et, nourries
seulement de songes et des pommes d'or de
l'inépuisable immortalité, attendaient
qu'une nouvelle passion, longuement rêvée
avant que d'être satisfaite, les poussât une
fois de plus vers la terre des humains.
Il y avait là Viviane, Morgane, Présine,
Melior, Palestine, Gloriande, Pharamonde, et la Dame du
Lac, et la Demoiselle Chasseresse, et la Dame du
Gué. Mélusine les rejoignit. On ne lui fit
pas fête. Personne ne la remarqua. Comme chacune de
ses surs en féerie, Mélusine
s'installa dans une anfractuosité du rocher, en
surplomb au-dessus de l'océan, et là, le
regard fixé sur un point de l'horizon
au-delà duquel commençait la terre
continentale, elle se tint tout entière en attente
et en contemplation, jour et nuit, sans un moment de
sommeil ni d'oubli. De loin en loin, elle se levait,
allait cueillir l'une de ces pommes d'or dont les arbres
étaient chargés, et qu'elle croquait sans
cesser de regarder la mer.
Il en était de même pour chaque
fée en Avalon. Toutes, elles se nichaient, comme
des oiseaux de mer, à l'abri dans les failles et
grottes des falaises et des récifs. Mais aucune ne
s'envolait vers le large. Qui eût pu les observer
de loin les eût prises plutôt pour femmes de
proue, à l'instar des Vierges qui
décoraient autrefois les navires, à
l'avant. Elles étaient immobiles, leur longue
chevelure s'agitait au souffle du vent. Elles
étaient somptueusement vêtues de robes aux
couleurs chatoyantes, et parées de bijoux. Seule
Mélusine se tenait entièrement nue, sa
longue queue ramassée jusqu'aux épaules,
entre ses bras. C'était ainsi, serrée sur
elle-même, qu'elle pouvait le mieux s'adonner
à la rêverie.
Toutes ces fées avaient connu de multiples
aventures parmi les humains. Il y avait eu une
époque fabuleuse et d'une durée
démesurée où leur plus grand souci
était de séduire un jeune chevalier, dans
la forêt, au bord d'une source, de lui apprendre
l'amour et de l'entraîner dans les abîmes
compliqués de la passion. Elles étaient,
comme disent les vieux textes, insatiables au
déduit. Leur bonheur, toujours exalté,
souvent douloureux, était de pousser les jeunes
gens, au fil de leurs étreintes, jusqu'à
l'épuisement, la folie, la mort. Ce n'était
pas qu'elles voulussent détruire. Elles auraient
tellement, au contraire, aimé garder auprès
d'elles, l'élu de leur cur. Mais leur
puissance de désir était trop forte pour
les humains. Dans leur ardeur à aimer, elles
réduisaient leurs amants à l'état de
proie, mais elles se dévoraient aussi, au-dedans,
elles se consumaient elles-mêmes en ces lointains
de l'être où le sexe et le cur ne se
distinguent plus l'un de l'autre. Et dans cette torture
délicieuse qui leur arrachait ces grandes clameurs
que les Anciens savaient entendre, au passage des
saisons, dans les orages et les tempêtes, elles
puisaient, beaucoup plus qu'en la vertu magique de leurs
pommes d'or, le secret de leur beauté. Celle-ci,
attachée à la seule expression du
désir, se ressourçait dans l'infinitude des
spasmes où s'abîmait et renaissait leur
convoitise.
Comment avaient-ils pu s'abolir, ces temps
d'amoureuses équipées où passait
entre leurs bras la fine fleur de la chevalerie ? Ce
n'avait été qu'un matin. Des croix avaient
poussé aux carrefours où aimaient à
se tenir ces plus belles d'entre les femmes, en attente
de rencontre et de conquête. Des églises,
des moustiers s'étaient édifiés
jusqu'au cur des landes sauvages. On avait
logé des statues de saints au bord des sources et
des fontaines. La forêt avait été
largement entamée : les bûcherons de Gastine
avaient poussé loin leur ravage. De tant de bois
coupé, on avait amoncelé de sinistres
fagots sur lesquels on avait brûlé
d'innombrables sorcières, lesquelles entretenaient
avec les fées une sorte de cousinage spirituel.
L'espace humain était devenu inhabitable pour les
Dames d'Avalon. L'une après l'autre, elles avaient
fui; elles avaient regagné leur repaire d'origine,
cette île de songe à la dérive, au
Nord. Mélusine était restée plus
longtemps que les autres sur le continent. Mais,
traquée par les enfants qui lui jetaient des
pierres et refusée par l'eau même des cuves
où elle se baignait, elle s'était, comme
toutes les autres, exilée en sa patrie.
Installées mélancoliquement parmi les
rochers culminants du front de mer, les fées
demeurent en attente, en songe, en souvenir. Elles ont le
cur gonflé de leurs amours de jadis. Au
mouvement des vagues qu'elles contemplent sans se lasser,
elles mêlent les images des preux chevaliers qui
les servaient, et des rythmes d'étreinte et des
clameurs de souffle, et des visions de
châteaux-forts au clair de lune. Elles ont encore
en bouche les longues laisses
épiques et les chansons de toile que
composèrent pour elles des poètes qui
furent aussi leurs amants. Elles se bercent
inépuisablement dans une richesse de
mémoire aussi mystérieuse et tortueuse que
leurs incursions d'amour dans la vie des humains.
L'immortalité que leur race leur a
léguée, à la fois les console et les
désespère. Elle leur apporte, comme l'effet
d'un philtre magique, le ressac incessant de
l'éternel passé, mais aussi l'agitation des
désirs qu'elles ne peuvent plus satisfaire. Elles
voudraient dépérir de solitude, se consumer
réellement à ce feu au-dedans qui les
dévore sans les détruire, et que la mer et
le vent dispersent leurs cendres dans les embruns. Mais
liées à elles-mêmes par la puissance
de leur passé et par les signes inscrits de tant
de poèmes, rien ne peut faire qu'elles ne
continuent d'être ni que le regard
égaré qu'elles portent en elles et autour
d'elles trouve son repos. Elles sont vouées
à l'incessant des éléments, en quoi
elles voient comme une promesse de dissolution, mais
également à l'immobilité du temps
qui les fixe dans un passé sans issue.
Les fées sont ainsi,
légères et graves et prisonnières
d'elles-mêmes, elles qui n'apparaissaient sur terre
que pour se dissiper en aventures. Seules Mélusine
figure l'éternelle blessée, car elle fut
seule à aller jusqu'au bout d'un amour unique et
déchirant. C'est pourquoi, sur le rivage d'Avalon,
son exil ne fait que prolonger cette longue
expérience du cur brisé qui l'avait
si longtemps tenue parmi ses terroirs de province, en
douce France. Proscrite en sa lumineuse beauté et
en son étrange nudité de femme et de
serpente, elle n'a pas fini de susciter, chez les
humains, les songes du désir et ceux du souvenir.
Son ombre n'a pas fini de hanter les mots du
poème, même si son nom n'est pas
prononcé. L'homme d'écriture que remplit de
sa présence l'image de la dernière
fée se trouve lui-même en exil dans sa
langue et dans le long texte dans lequel il s'enveloppe,
depuis le commencement, et qui dessine peu à peu
les contours de son Avalon intérieur dont le
chemin échappe et dont le sens attire en
même temps qu'il repousse. La pensée que la
fée (fata) est, comme l'écriture
même, une création du destin (fatum), doit
laisser entendre que toute cette entreprise d'expression
ne peut perdre de vue son lien organique avec la question
des origines. L'image du Serpent qui n'élabore sa
queue qu'afin de pouvoir la ramener à
lui-même en un puissant symbole
d'immortalité, surplombe tout le projet
créateur de l'imagination. Doux et triste, le
sourire de Mélusine qui parachève la
beauté de la fée, rappelle à qui
peut l'entendre que le texte, issu d'amour, ne peut que
revenir sans cesse à cette origine dont la
blessure scelle le secret.
(paru dans Le Nouveau Recueil
N°48, septembre-novembre 1998)