Accueil - Sommaire général - Le blog du Nouveau recueil - Archives - Informations - Nous écrire - |
Gérard
Bocholier
La venue, Editions Arfuyen Jour au-delà, Editions Rougerie par Yves Humann |
|
DE MOINS EN
MOINS: MINUIT À QUATRE HEURES DU MATIN Cela fait onze
ans que je le regrette, je regrette de
n’avoir pas agi comme je le
voulais, d’être resté immobile ces quatre heures
durant à la regarder
mourir. J’aurais aimé me glisser entre
les appareils et la prendre
dans mes bras, sachant que la partie
intacte et primitive de son esprit
comprendrait vaguement que c’était moi qui la portait là
où elle allait. L’AUTRE PERFECTION Il n’y a rien
ici. De Tout est ravagé
par la lumière impitoyable. Rien que des pierres et de petites parcelles d’orge et de
lentilles à la vie dure. Rien de cassé à réparer.
Rien n’est jeté ni abandonné.
Si on a besoin d’une table, on paie un homme
pour la fabriquer. Si on trouve un mètre de fil
de fer barbelé, on l’emporte chez soi. On s’en
servira. Les paysans ne
rient pas. Ils vont en
ville pour rire, ou à des fêtes. Une sorte de
paradis. Toute chose est ce qu’elle est. La mer est eau.
Les pierres sont de roche. Le soleil se lève et se couche. Une réussite sans le moindre
embellissement. VOL SANS ISSUE Tout le monde
oublie qu’Icare a commencé par voler. C’est la même chose lorsque l’amour prend fin ou qu’un
mariage échoue et les gens disent qu’ils
savaient que c’était une erreur, tout le monde avait bien dit
que cela ne marcherait jamais. À son âge elle aurait dû
y réfléchir à deux fois. Mais tout ce qui vaut la
peine d’être fait vaut la peine d’être mal fait. Ainsi ma présence au bord de cet océan d’été de l’autre côté
de l’île pendant que l’amour se
retirait d’elle, les étoiles brillaient avec
une telle intensité ces nuits-là que chacun avait
compris qu’elles ne dureraient pas. Tous les matins je la trouvais endormie dans mon lit telle une
visitation, la douceur en elle comme un
troupeau d’antilopes dans les brumes de l’aube. Tous les après-midis je la regardais revenir de sa baignade
par un sentier caillouteux en plein soleil la lumière de
la mer derrière elle et le ciel immense de l’autre côté.
L’écoutant pendant que nous
déjeunions. Comment peut-on prétendre que ce mariage a
échoué ? Cela me rappelle les gens qui sont revenus de
Provence (quand c’était encore la Provence) en disant que
c’était bien joli, mais que la cuisine était trop grasse. Je suis persuadé
que la chute d’Icare n’est pas la preuve de son échec, mais tout
simplement le terme de son triomphe. Le regret dans la réjouissance. Le cœur affamé malgré la joie
de l’esprit. Un réveil heureux et la pratique
du déplaisir. Voir les lacunes de la perfection
tout en continuant à en désirer la rigueur. Le
souvenir d’un paysan grec dans
son verger, des pétales
d’amandier blancs pleuvant sur lui alors
qu’il maniait sa charrue de bois. Je me rappelle ces hivers rudes et précieux à Paris Juste après la
guerre lorsque tout le monde avait froid et faim. Le ventre creux, j’arpentais les rues désertes la nuit les flocons de
neige tombaient sans un mot dans le noir comme des pétales sur les vestiges
du dix-neuvième siècle. La substance des choses semblait à portée
de main dans les grands boulevards vides alors que les célèbres
cloches de bronze sonnaient l’heure. Dénudant tout
jusqu’à ce que l’être devienne visible. Les bâtiments
anciens et la Seine, les petits ponts
de pierre et les fontaines majestueuses triomphaient dans le néant.
Quelles belles ressources dans le dénuement. Quelle fraîcheur
en moi au milieu de cette solitude. La chaleur nous
suit dans le bus. L’icône à
l’avant, le quartier de viande
saignante dans la galerie de l’autre côté.
Le jeune garçon alangui dans le
siège juste en-dessous qui se frotte
les yeux. De vieilles femmes discutent
presque sans élever la voix. En silence, je
jette un coup d’œil vers le bus qui attend à côté du nôtre
et je croise le regard d’une jolie
Grecque. Elle se tourne
vers moi pour me dévisager. Je baisse les
yeux et le bus démarre. LE MIEUX EST L’ENNEMI DU BIEN Tout a commencé
lorsqu’il était jeune homme, lors d’un
voyage en Italie. Il escaladait les montagnes, brûlant de
devenir poète. Mais il ne cessait de penser à ce que
Dorothy Worsdworth écrivait dans son journal à
propos de William, qui s’était épuisé toute la journée
à chercher le mot juste pour décrire un rossignol.
Cela lui paraissait bien loin de
l’appel de la passion. Pour finir il a
logé dans des pensioni où les vieilles
femmes emportaient les enfants au
beau milieu de la nuit pour louer la
chambre, corps tièdes lovés contre
leurs mères, les bébés poussaient de
petits miaulements. Il se mit en quête du second ordre.
Les ruines insignifiantes,
les musées négligeables, les villages au fin fond de
la campagne qui n’avaient qu’une seule pizzeria et deux bars
minuscules. Les choses laissées en l’état.
|