Gérard Cartier
CABINET DE SOCIÉTÉ
Pratique
de littérature fugitive
(Extrait)
(La mort et le rossignol)
Ils sont allés
chez le barbier et ont passé leur plus beau noir, c’est de ces aventures dont
la photographie vous éternise. Ils sont descendus à Fuorigrotta, se sont
reconnus à leur habit et ont gagné en silence San Vitale. Ils attendent
devant le porche, fébriles mais compassés, que le Sénateur les rejoigne. Il y
a là aussi quatre hommes de force qui n’ont pas pris la peine de se faire
pour l’évènement, peut-être ne savent-ils rien de celui à qui ils vont
avoir à faire. C’est une église bâtarde, trois monuments découpés au
hasard dans des albums et superposés au fond de la banlieue, à peine si le
Christ s’y est arrêté en descendant vers le sud. Enfin arrive le Président,
ils montent les marches, la grande porte est poussée avec cérémonie et fait
entendre un sourd grondement, ils sont dedans.
La lumière est
trop vive, ils auraient voulu plus de mystère, une ombre chargée d’encens et
un silence recueilli : au lieu que l’incendie de juillet dévore le
vestibule, découpant violemment les piliers, et que l’on entend les
charrettes cahoter sur les pavés de la place, et un homme qui vilipende une
femme dans le patois de Campanie. Qu’importe, ils sont sur le lieu, ils se
pressent contre la puissante grille de fer, et l’un des quatre portefaix
glisse dans la rainure de la dalle l’extrémité d’une barre à mine. Elle
manque deux fois son office, puis la lourde pierre se soulève. Les familiers
des rites se signent, le chapeau à la main, l’un marmonne on ne sait quoi,
tous sont saisis par l’émotion. La tombe est béante, l’un des turcs y
descend, deux cordes à la main, et les autres ont tôt fait de remonter le
coffre au bois terni, qui geint sous la clarté qui soudain l’enveloppe.
Le Sénateur ne
peut retenir un grognement d’indignation : cette caisse rachitique pour
enfermer un géant ? Les tâcherons maintenant s’attaquent aux deux fortes
serrures qui défendent la châsse. Tous se sont reculés d’instinct, sauf un
jeune nécrophage dont nul ne sait qui il est, le neveu du Ministre ou un
descendant de la main gauche, on dirait qu’il sourit. Eux aussi sourient peut-être
mais ils n’en montrent rien. Enfin, la chose faite, le Président fait signe
au Professeur, qui s’avance en retenant sa respiration – aux saints la mort
embaume les restes, mais ceux que seuls les mots ont sanctifié, et les larmes,
et qui sait si celui-ci… À peine a-t-il lorgné dans la boite qu’il
retourne vers la Commission un visage pétrifié par la surprise. L’un après
l’autre ils s’avancent, le Sénateur le premier, s’essayant à rester
impassibles, et ils voient eux aussi : rien, des fragments d’os, deux fémurs,
quelques bouts de drap et le haut talon d’un soulier.
Passent encore
ces maigres reliques si le crâne y était, ou un fragment de la bosse :
mais rien qui satisfasse, rien qui le désigne irrévocablement. Ce talon même,
à quoi ils avaient d’abord tressailli, à le bien considérer de forme et
d’épaisseur triviales, comme si parmi les attributs convenus de la mort on
avait glissé l’indice qui ferait dire aux profanateurs : C’est lui !
Voyez : cette prothèse ! Arraché peut-être par l’ami à son
propre soulier et jeté là, avec une chemise usée et deux os concédés par la
terre qu’il aura fait, sept ans après, creuser de nuit au hasard dans le
champ des indigents ou des cholériques. Car si ce n’est pas lui entier, ce
peut n’être rien, il sera encore dans la terre commune où on l’aura jeté.
Mais il s’agit de ne pas décevoir, on en jette les résidus dans une longue
caisse de plomb que l’on scelle étroitement, et la dalle à nouveau vitement
par dessus.
Pus tard, pour
brouiller les traces, prenant prétexte d’offrir à César une voie dans les
banlieues poussiéreuses, on abat l’église. Le sarcophage, on le porte en
grande cérémonie dans la colline, derrière des faisceaux dressés à
bout de bras, au son taciturne des bugles et des hélicons : une cave creusée
dans le tuf, au pied du columbarium où nichent les restes de Virgile. Le maître
protégera le disciple des intrigants et des sceptiques et de ceux qui ailleurs
le réclament. Son ombre naine descendra lentement dans la terre sur les pas de
son guide, et nul ne s’avisera de renverser le beau pilier de marbre qui le
protège.
Amis, si je
meurs, faites de moi trois bûchers où mon cœur et mes entrailles iront séparés,
et dispersez en les cendres à des vents opposés. Qu’on leur laisse une dent,
un éclat d’os, un cheveu, ingénieurs et savants vous diront si vous étiez mâle
ou femelle, mort du cyanure ou de l’embolie, et qui sont vos enfants et vos maîtresses.
Les voilà qui s’agitent, qui ressortent les procès-verbaux d’inhumation et
les minutes de l’an mille neuf cent, et qui disent : Il y a doute, il y a
doute indubitablement… Ce n’était pas phtisie mais choléra. Les décrets
voulaient que sains ou empestés les cadavres fussent jetés aux fosses communes
et qu’on les y réduisit dans la chaux vive. De là ces déductions, ces prétentions
à la preuve par la méthode expérimentale, ces papiers timbrés et ces imprécations,
et ces hourvaris sans fin…
Lui qu’avait
doublement affligé la nature d’un corps laid et d’une âme sensible, biais
de conformation et chagrin de cœur, de sorte qu’à celles qu’il
approcherait dans son printemps il dessècherait le sentiment, la mort lui a
donné cette beauté parfaite que n’appesantit pas la chair. Et il ressuscite
en nous sans tache. Le soir vient, les ombres glissent sur les Apennins, la mer
au loin, d’un bleu déjà profond, se referme, et les dernières voix des
passants montent vers le bourg sauvage. À cette heure où la cloche
s’assourdit dans la vieille tour de Recanati, que le rossignol hasarde dans le
crépuscule sa médiocre apparence, se lamentant en trilles pures devant la
beauté qui fuit, dans cet instant suspendu entre bonheur et mélancolie, le
front contre la vitre, regardant la lumière décroître, un chant suave,
presque malgré lui, lui vient encore aux lèvres.
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