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À fleur d’objet  

 par Catherine Haman

Pour vos beaux yeux… Ainsi s’intitule le dernier recueil en date de Gérard Farasse, troisième opus de ces suites de pièces brèves situées aux confins de la prose et de la poésie, conjuguant avec bonheur autobiographie et fiction, dont Exercices de rêverie et Belles de Cadix et d’ailleurs[1] nous avaient déjà offert deux exemples remarquables. Le tissu narratif, mosaïque d’instantanés fixant des moments privilégiés, entrelace quelques motifs majeurs : inscription indélébile et influence secrète de certains vocables sur notre psyché, grandeur et décadence de personnages de légende, instants privilégiés cristallisant l’essence du lien à un être cher… Au-delà de la diversité des sujets évoqués et de la fragmentation en courtes unités favorisant, par la diffraction du regard, une reconstitution prismatique de l’univers de l’écrivain, l’ensemble se révèle, comme dans les œuvres antérieures, d’une profonde cohérence esthétique.

Tous les textes témoignent en effet d’une prédilection pour ces faits anodins, ces objets modestes, ces lieux quelconques qui échappent à l’attention, voués à l’éternel anonymat. De ces humbles matières, l’auteur fait redécouvrir l’attrait oublié et la richesse évocatoire. Par petites touches, à la façon d’un peintre impressionniste, il en restitue l’identité singulière, les détaillant avec une minutie fervente. Il est le collectionneur infatigable de ces parcelles d’insolite où le vraisemblable cède le pas à l’imprévisible, nous invitant à percevoir à sa suite combien ce qui nous entoure ne laisse pas de surprendre celui qui sait observer. À moins qu’il ne fasse lui-même, en une gracieuse embellie, surgir de nulle part des ombres fabuleuses propres à illuminer la grisaille ambiante de leur présence fantomatique. Mais que le récit adopte alors les nuances d’une rêverie éveillée ou qu’il s’attache à suggérer la poésie du quotidien, Gérard Farasse parvient semblablement, tout comme Méliès, son maître en fantasmagorie, et pour reprendre le mot d’Apollinaire que l’écrivain se plaît justement à rappeler, « à enchanter le matière vulgaire » : il est maître dans l’art de créer une atmosphère entremêlant subtilement vie de tous les jours et éclats de féerie pure. Car son regard singulier se double d’un ton inimitable, fait de fausse candeur, d’ironie douce-amère, d’autodérision quelquefois, reflet d’une sensibilité profonde et d’une exceptionnelle acuité perceptive. Chez lui, les cinq sens sont constamment en éveil, et chaque souvenir fait renaître un arôme, une texture, une nuance tonale ; toute vision est incarnée, tend toujours à restituer les contours et les courbes, frôle, caresse, éprouve la densité des corps.

L’auteur se défie manifestement des registres dits nobles, des grandes envolées impudiques, leur préférant la lévitation imperceptible de celui qui sait instiller dans le réel une part de magie qui le transfigure. Instyler serait sans doute plus approprié si le terme existait, ce que l’on feindra de croire. Le rythme feutré de ses phrases, ses descriptions à fleur d’objet et à fleur de peau, où il excelle à dévoiler l’intimé secrète des paysages, des lieux qui retiennent son attention inlassable, attestent de la perception simultanément pénétrante et aérienne dans sa légèreté de celui qui a appris à se tenir, pour reprendre ses mots, « à quelques échelons du sol ». La brièveté des textes dérive à la fois de la grande exigence formelle d’une écriture visant à l’épure, dense mais dépouillée de tout ornement superflu, et du souci de ne pas se  laisser aller à trop en dire, d’éviter tout épanchement importun. Gérard Farasse distille (distyle ?) bribes de souvenirs et sensations, expose en suggérant, jouant des non-dits, insaisissable, se profilant derrière les éléments qu’il anime sans jamais se dévoiler tout à fait. Ce « goût du secret », cultivé dans l’enfance, s’est prolongé à l’âge adulte, nous contraignant, pour reprendre sa belle expression, « à naviguer à vue entre des silences ».

Un autoportrait se construit cependant en filigrane, au travers des divers objets, tiers supports projectifs des songeries de l’écrivain, livrant à demi-mot le profil d’un être solitaire, contemplatif, restant prudemment en retrait du monde et de ses heurts, préférant à la fréquentation de ses semblables la compagnie des livres. Des images aussi, vieilles photographies au charme suranné, cartes postales désuètes, peintures ex-voto dont il excelle à rendre la grâce naïve. Les rares personnages qui traversent ses textes ne sont bien souvent que les ombres de disparus aimés ou d’écrivains resurgis du passé, dont il peuple la solitude des lieux qu’il parcourt, se forgeant pour lui seul un espace exclusivement littéraire. S’il quitte parfois sa retraite silencieuse et ouatée, c’est pour un bref tête-à-tête avec une femme, dont l’évocation empreinte d’onirisme tient du mirage, comme s’il ne voulait retenir d’elle que ce qui la rattache à ses images d’élection.

Mais s’il est un amour qui, chez lui, ne s’est jamais démenti, c’est celui qu’il porte aux mots. La relation qu’il entretient avec la langue est elle aussi charnelle ; il se montre particulièrement sensible à la saveur des termes, se délecte de leurs multiples résonances. Leurs évolutions erratiques, leurs acceptions mouvantes, favorisent les rapprochements les plus inattendus, dont l’écrivain alchimiste use pour déjouer le cadre de nos références. S’il goûte la fraîcheur naïve du parler populaire et ses gaucheries touchantes, il confère dans le même temps une valeur sacrée au langage : comme dans la légende de frère Guillaume, dont il rapporte la difficile rédemption, le mot juste, celui qu’on peut passer une vie entière à rechercher, est poursuivi comme un « talisman », un sésame, promesse de pardon. L’écriture détient pour l’auteur cette vertu salvatrice : elle est ce qui apaise, rachète par ses mérites les manques et les errances, façonne, au travers de la relation de souvenirs marquants et de l’élaboration patiente d’un musée intime, une identité rétrospective. Certains textes paraissent même s’apparenter à une prière muette : si, à Notre-Dame de la Treille, l’écrivain n’ose toucher à la statue de sainte Rita, le récit qu’il fait ensuite de la scène pourrait s’interpréter comme ex-voto d’un genre nouveau : écrire pour gagner son paradis, tandis que l’on retrouve aussi, par ce geste, celui, perdu, des années d’innocence et d’insouciance, des minutes heureuses et des bonheurs esthétiques que l’on se plaît à égrener comme un chapelet, telle semble la double vocation de l’œuvre de Gérard Farasse.

 



[1] . Belles de Cadix et d’ailleurs (2004) et Pour vos beaux yeux (2007) sont parus au Temps qu’il fait (Cognac) ; Exercices de rêverie (2004), à L’Improviste (Paris).