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Guy Goffette : Ecrire embarqué

par Céline Barbillon

 

            Guy Goffette, poète de la partance, a fait sien sans doute plus qu’aucun autre poète contemporain l’espace maritime. En effet, il est toujours embarqué sur un navire ou un autre, en route pour des terres lointaines aux abords merveilleux. Le poète écrit en mer. Cette mer toutefois est bien souvent l’occasion du naufrage, après la perte, la disparition de l’espoir et de l’amour partagé. On s’efforcera, dans cette communication, de préciser en quoi le parcours maritime exprime les pulsions contradictoires, désir irrépressible et mélancolie, de la poésie goffettienne. On montrera d’abord que l’effort du poète consiste bien souvent à larguer les amarres, avant de relire avec lui l’histoire de Jonas et la baleine, et de refaire encore, si l’on y parvient, une obstinée navigation.

 

            I. Larguer les amarres

            1. Le désir d’une grande marée

            La poésie trouve sa raison d’être dans le désir insatisfait d’un départ vers le large. C’est le désir de l’ailleurs mais surtout de l’infini. Le poète le formule, dans Eloge pour une cuisine de province,

 

« Ainsi nos pas se sont portés longtemps à l’avant des navires

plus pour le combat des vagues la déchirure des eaux

que pour l’aventureuse saison des îles. »[1]

 

L’espace quotidien est dédaigné en raison d’un désir d’en allée, la campagne ardennaise abandonnée à cause d’un besoin d’ivresse. Il s’agit de connaître le versant exalté de l’existence humaine, et le poète rêve de revivre le temps épique d’Ulysse comme celui mythique de Moïse, de traverser la mer entière et de rencontrer les sirènes. Ainsi, à force de partance, il ne doute pas qu’il arrivera au bout de la mer, au-delà de l’horizon, au pied de l’arc en ciel, là où se trouve un trésor assez précieux pour le consoler de son existence monotone. La mer est le modèle d’une liberté qui ne connaît aucune mesure, elle est cette femme immense et fascinante qui est parvenue à larguer les amarres :

 

« la mer quand plus rien ne la retient d’en faire qu’à sa tête

le contrat des Compagnies maritimes

ni le cours du baril ni celui du dollar

(…)

la mer comme tout ce qui cherche mesure à sa soif ne descend pas, elle monte »[2]

 

On est donc à l’heure d’une grande marée, plus grande que toutes celles connues jusqu’à présent – ou du moins le poète le voudrait-il ainsi.

 

            2. Métamorphose par l’imaginaire

            Tout cet imaginaire maritime semble venir de l’enfance. Le poète petit garçon voit « la mer au fond du potager »[3], entend le bruit des vagues lorsque le vent souffle dans les peupliers. Dès son plus jeune âge, il fait d’ailleurs son autoportrait en capitaine. Un « trois-mâts de carton »[4] au bord d’un bassin ouvre la voie à une métamorphose du jardin public. Sous la pression du désir d’envergure, la vision du quotidien se transforme en celle de la mer promise. La mer est toujours rêvée. Rencontrée sur les littoraux, elle se révèle décevante.

 

« Vue imprenable, disait l’annonce,

calme et tout, mais qu’est-ce que la mer

 

quand il n’y a qu’à regarder »[5]

 

Cela ne décourage pas de chercher une autre mer, plus vraie, à la mesure de l’enfance, l’enfant étant en réalité capable de voir plus haut et plus juste que l’adulte. Ce sont

 

« les enfants

qui traînent

la mer au bout d’une ficelle »[6]

 

Eux seuls ont cette capacité à tirer le merveilleux du dérisoire. Tout l’effort de l’âge adulte sera de retrouver la vision lumineuse de l’enfance, cette capacité à transfigurer le réel, à faire qu’autre chose advienne sur le sol quotidien et dans la trame répétitive des jours. Aujourd’hui le merveilleux subsiste éparpillé et le poète n’a pas renoncé à croire que les portes de la mer vont s’ouvrir sur un autre monde.

 

            II. Jonas et la baleine

            1. A marée basse

            L’âge adulte est néanmoins celui d’une marrée basse. La mer qui monte appartient au passé ou à un hypothétique futur, et le poète se présente alors parfois sous le masque d’Icare. Ayant voulu atteindre l’infini, il s’est brûlé les ailes au feu du désir, et, ramené en bas, cherche désormais le ciel et la mer, tous deux inaccessibles.

 

« chaque pas

est une chute d’Icare »[7]

 

Parfois le poète n’est plus Icare mais Noé, ayant bâti son arche et survécu au déluge. Néanmoins, ce Noé-ci est solitaire, il est le seul à avoir survécu au désastre et revient nostalgique dans un monde déserté. Il a échoué sur une grève inconnue où le charme de l’enfance n’agit plus. Parfois aussi il lui semble que tous ont rejoint les terres émergées, voire la terre promise (et c’est l’épisode de Chanaan qui se superpose au déluge), tandis que lui seul est encore embarqué, à attendre la mer promise, la vie promise, et incapable de débarquer nulle part. Aucune colombe ne lui apportera un brin de laurier. Tour à tour il est cette baleine échouée sur la grève et ce corps noyé que le reflux de la mer emmène vers le large. Rester et dériver ne sont désormais qu’une seule et même chose, symptômes de l’incapacité à demeurer comme de celle à partir réellement.

 

           

            2. Jonas, Ulysse et les autres

            Les personnages mythiques sont autant de figures du poète. C’est donc non seulement Noé à la proue de son bâteau, Icare, Ulysse, mais aussi Moïse, voire le Christ, sur le plan de l’allusion, et Jonas, qui est sans doute le plus récurrent. Jonas, c’est Icare s’étant approché trop près du soleil, s’est noyé en mer et a ensuite été avalé par la baleine. Jonas, cette fois, sait qu’il n’atteindra jamais Ninive. Le naufrage n’est pas une punition divine, il en est le seul responsable pour n’avoir su ni rester à terre ni manier son gouvernail. L’existence n’est qu’une longue navigation au cours de laquelle on ne peut que dériver, échouer, et se noyer. Désormais, le poète, tel est-il :

 

« le douteur

de grand fond qui prend dans l’encrier

plus d’eau que de poisson »[8]

 

Ni l’eau ni l’encre ne permettent de recueillir le trésor dont on a rêvé, ni même une quelconque nourriture. C’est la figure du pêcheur d’eau qui émerge. On ne relance le filet des mots que dans le seul espoir de tracer une route, sans but, au cœur de l’uniformité. C’est l’effort, en dernier recours, de « maintenir à flot / ton frêle esquif dans le courant des jours. »[9], si l’on ne s’est pas réellement noyé. Toute l’existence est assimilée à une navigation périlleuse dans laquelle, sans boussole, et parmi des courants contraires, le bateau est toujours en train de sombrer. La moindre flaque et même la nuit font prendre le risque de la noyade. Le poète se noie dans le bassin où il jouait enfant, et cherche en vain la mer sur laquelle il pourrait réellement naviguer. Il n’écrit alors plus tant embarqué que sous la mer, il est celui qui parmi les poissons et les épaves se souvient, et s’efforce de se maintenir entre deux eaux, pas trop loin de la surface.

            3. Le vaisseau fantôme

            En effet la mémoire est « notre unique bagage dans ce lieu sans racine »[10]. Le poète est ce voyageur errant sans port d’attache ni boussole, condamné à errer sans répit dans l’infini des mers. Cette mémoire, c’est aussi celle du temps mythique, des héros qui ont voyagé sur les mers. Mais, en fin de compte, le poète reste en attente d’un déluge qui puisse faire renaître le monde et la vie, le temps mythique ne revient pas, l’imaginaire ne prend jamais vraiment le pas sur le réel. Et ce réel, Goffette bute dessus avec violence, « maintenant que l’échafaudage du rêve est tombé »[11]. Les mythes et les héros ne sont finalement que des semblants d’épopée interchangeables entre eux. Le monde finit. Ulysse est présent, mais il ne sait plus ni se boucher les oreilles ni s’attacher au mât de son bateau, cassé depuis longtemps, et il sera victime des sirènes. Le vaisseau demeure sans voile ni gouvernail. Icare, Ulysse, Noé, Jonas, ce sont des masques que le poète essaye les uns après les autres, sans en trouver un seul qui lui fournisse un véritable visage et lui donne le pouvoir de partir enfin. Goffette a cru revivre les aventures d’Ulysse mais il n’est jamais parti en voyage,

 

« la dernière station

est celle du métro »[12]

 

Il n’est pas possible non plus de revivre la passion du Christ. Le temps arrive en bout de course. En réalité Goffette n’a jamais navigué nulle part, il n’a jamais été avalé par la baleine, il l’a seulement désiré. Il en arrive alors à se demander

 

« Et si le poème, c’était plus simplement

ce qui reste en souffrance dans la déchirure du ciel » [13]

 

Marquée par la déception, par l’absence et par le manque, la condition goffettienne est celle de cet individu en souffrance, qui demeure dans l’entre-deux. Quel est le temps du poème ? La nuit, une nuit liquide et que n’achèvera aucune aube. La poésie, c’est l’effort de se maintenir en souffrance, de se diriger parmi les épaves, c’est l’obstination à ne pas se noyer, même longtemps après avoir fait naufrage.

 

            III. Une obstinée navigation

            1. Refaire surface

            Finalement, un autre temps survient qu’on n’attendait plus. On serait peut-être à un moment de surgissement, de réémergence, bien après la perte, même si cela ne comble pas la mélancolie. L’espoir revient après avoir été reconnu vain. Certes, le monde finit, mais rien n’empêche qu’il s’illumine, et que si l’on demeure ici ce soit parmi la beauté.

 

« voilà

 

ce qui te tient encore, les yeux au ciel, debout

 

sur ce parking où tu effiles dans le gris

tes voiles de Colomb, tes routes de la soie

et du sel et du seul, en attendant.»[14]

 

L’idée de partance demeure, le travail de ravaudage commence et entreprend de combler la déchirure malgré l’amertume et la solitude. L’espoir revient que la mer soit « rien d’autre qu’un soupir / dans le rêve du ciel qui s’abandonne »[15]. La navigation errante est rendue possible par quelques rares embellies. Que s’écrit-il alors ? « Une question de bleu », un bleu qui reste en suspens, « un bleu / de plus en plus rapiécé. »[16]. Tandis que la mer et le ciel se présentent sur le mode de l’hypothèse, le ton de la prière émerge à la surface du texte :

 

« Dieu des mares, des marées, des mers et des marins,

relevez en douceur celui-là qui, tombé

dans le cordage des jours et des nuits sans sommeil,

 

a conduit sans faillir le bateau à son port

 

dans la baie des étoiles. Il a fini son quart

d’errance et de grisaille (…)

 

(…) Ecce homo,

il a franchi le pas de l’horizon

et marche sur la mer. »[17]

 

La prière au dieu des marins fait appel à sa bienveillance envers le voyageur errant, lequel aurait accompli son devoir. De nouveau le mythe intervient, la figure identificatoire est ni plus ni moins celle du Christ. La vigie terrestre a pris fin une fois atteinte « la rive où les aveugles voient ». Cet homme qui à la proue s’apparentait au martyr sur la croix attend et mérite désormais la consolation. La poésie prend des accents non tant mythiques que religieux, ceux des Evangiles après l’Ancien Testament, l’espoir prend voix dans une prière qui permet après voir sombré de refaire surface.

 

            2. La mer, l’amour, l’obstination

            Certes la mer se retire, certes l’élan du désir vient buter contre le mur de la réalité, et, après avoir sombré parmi les épaves, on se dit souvent à quoi bon, à quoi bon naviguer, à quoi bon la poésie, pourtant on ne renonce pas totalement. Après la catastrophe, il reste encore quelque chose à entreprendre, « ramasser les débris du naufrage : ces belles / promesses, ces lettres d’amour. » La poésie a fait le choix de l’audace, de la prise de risque, au-delà du quotidien et de la banalité, elle s’est échouée sur la grève, mais voilà que quelque chose recommence, voilà qu’un espoir se dessine à nouveau au dessus de la mer. Et si un espoir se dessine, c’est que la mer est liée à la femme. Certes en tant que telle est l’emblème de l’amour déçu, de la navigation solitaire après la mort de l’amour partagé. Mais la figure de cette femme même absente est la raison de l’espoir renouvelé, de l’obstination. Après le naufrage, le poète persiste à chercher le regard amoureux d’une femme sur la ligne de l’horizon. Les figures féminines sont particulièrement ambiguës. La sirène est à la fois sainte et prostituée, cette bivalence rend l’amour impossible mais le maintient présent dans la béance de l’horizon. L’amour ne donne jamais satisfaction mais fournit une raison d’espérer. Les sirènes sont aussi attirantes que menaçantes, tandis que le bruit de la mer est un « téléphone rose »[18]. Le pouvoir d’attraction de la mer est du même ordre que le pouvoir d’attraction de la femme, et incite à rejouer encore une fois un épisode amoureux, même s’il est galvaudé. Pour celui qui s’est obstiné, l’espoir demeure de trouver enfin un port d’attache dans des yeux féminins. La mer est aimée comme la femme, elle a accordé il y a longtemps un regard au poète et lui a promis un baiser. Certes, elle se conduit depuis en traîtresse, s’avance vers lui et toujours se retire, mais elle laisse entendre qu’un autre amour, présenté comme le véritable amour, se cache encore derrière l’horizon.

 

« si l’amour est comme (…)

 

une mer qui attend son tour

au guichet des mers, et son grand cabas

est plein de poissons inouïs, (…)

n’attendons plus : croquons la pomme jusqu’au trognon. »[19]

 

            3. Poétique du ressac

            Partout le poète écoute le bruit de la mer. Derrière l’école ou au fond de sa chambre, il colle à son oreille un coquillage, persiste à croire que la mer va venir recouvrir la nostalgie, que l’enfance va refaire surface à travers cette musique du coquillage, qui vaut une berceuse. Flux et reflux du désir et de la mélancolie, du désir d’envergure, de l’espoir mort et de l’obstination, de la femme qui s’avance et se retire, l’écriture de Goffette relève d’une poétique du ressac et de la marée. Le poète est celui qui s’obstine à faire passer des bateaux de papier sur la ligne de l’horizon, à entendre la bruit de la mer sur tous ses trajets, il est celui qui recommence, qui repart après avoir sombré, dans l’espoir que le visage d’une femme se dessine à nouveau au bout de la mer. L’amour, voilà ce qui pousse à maintenir le cap, qui certes déchire le ciel et la mer, demeure en souffrance mais incite à repartir.

            Conclusion

            Il y aurait pu y avoir d’autres titres à cette communication. Plusieurs ont été envisagés : Ecrire sous la pluie, écrire sous la mer, écrire sous les vagues... Ecrire embarqué a finalement paru le plus adapté pour signifier la coexistence de courants contraires, le ressac de la mélancolie et du désir, le recommencement et la perte, à l’origine d’une poétique complexe, qui s’exprime notamment à travers le parcours maritime, et qui vient conjoindre le quotidien et l’envergure, le découragement et l’espoir. On est tout à la fois à la proue, à marée basse, échoué sur la grève, dans le ventre de la baleine et entre deux eaux. Et au même moment, on n’a jamais cessé de vivre parmi les collines de la campagne ardennaise. On est tout à la fois Icare , Ulysse, Noé, Jonas, et jamais soi-même, faute de vivre aux côtés d’ une femme qui donne son assise à l’identité. La vie ne renonce pas, elle s’écrit en souffrance, embarqué, persistant à espérer, entre le ciel et la mer. Pour finir, on aimerait appliquer à Guy Goffette la formule de Natalie Barney – à propos d’on ne sait qui. Le poète, donc, est « revenu de bien des choses, ce qui ne l’empêche pas d’y retourner. »[20]



[1] Eloge pour une cuisine de province, Poésie / Gallimard, 2000

[2] Eloge, p.79

[3] Eloge, p.65

[4]Eloge, p.95

[5]Eloge, p.257

[6] Eloge, p.212

[7] Eloge, p.128

[8] La Vie promise, p.267 Poésie / Gallimard 2000

[9] Le Pêcheur d’eau, p.119, Gallimard, coll. Blanche 1995

[10] Eloge, p.103

[11] Eloge, p.102

[12] Eloge, p.116

[13] Eloge, p.130

[14] La vie promise, p.188

[15] La vie promise, p.119

[16] La vie promise, p.43

[17] Le pêcheur d’eau, p.81

[18] Eloge, p.123

[19] L’Adieu aux lisières, p.87-88, Gallimard, coll. Blanche 2007

[20] Citation dont je n’ai pu retrouver la source exacte.