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JYRKI KIISKINEN – ALLER-RETOUR

Poèmes traduits du finnois par Gabriel Rebourcet

Editions fédérop (2006/2008)


par Sylvie Besson

«………le corps / à l’instant de l’extase au moment de la mort le tic-tac / monte des cavités sombres de l’écorce d’acier / l’horlogerie sous-marine le cœur nucléaire / où la roue dentée entraîne en grondant la manivelle / géante du zodiaque dans le cœur / sous-marin de la planète le sang chuinte et déferle dans les veines / ventricules et oreillettes se contractent le moteur s’excite / de l’écorce d’acier le temps jaillit crinière au vent je hurle »… Corps tracé au-delà de l’inextricable enchevêtrement de sentiments, au-delà des paradoxes du monde, au-delà de l’extrême dualité des mécanismes de la pensée, corps tatoué par la ligne poétique d’une individualité parfois indéfinissable, mais déterminable dans ses courbes originales, il suffit au poète de faire un pas au cœur de ce corps singulier pour y retrouver la forme entière de l’humaine condition : « je loue ma voix à ceux qui n’existent pas / au pays qui n’est pas au chant qui est né de celui-ci / le chant qui est reparti en laissant une trace / silhouette de forme humaine en fusion ». Ainsi, le corps -sous toutes ses coutures-  devient, chez Kiiskinen, une machine à explorer le temps, il déambule dans le monde, embardée soudaine dans l’espace et le temps, avec les souvenirs irréellement harmonieux de la vie passée auxquels se substituent la surface du présent et les images de l’avenir dont on voit le fond et dont on découvre si peu de profondeur. Alors le corps craque, se fissure, se débat et subit les aléas de l’existence dans un immense vrombissement intérieur ; à l’instar de tous ces objets qui ne cessent de l’entourer, le corps dit au creux ou au verso de sa chair l’absurdité des destinées, la force du hasard et le crépuscule des dieux. C’est de cela que rend compte la langue incarnée du poète, prise entre l’éblouissement de l’utopie et la nécessité d’en faire le deuil, d’en signifier la négation, interminablement et malgré soi ; la voix sourde de Kiiskinen se multiplie alors en des voix multiples qui se heurtent, se croisent sans jamais se détacher du corps auquel elles appartiennent, ces voix entonnent bel et bien un chant, celui d’un être farouchement lyrique, poète qui chute à trop vouloir se projeter dans un avenir qui ne peut advenir, témoin du temps en tant qu’il est en train de passer, déjà plus mélancolique que véritablement nihiliste, constatant que la mort est un éternel recommencement. Se détache dès lors la parole d’un corps à jamais inapte au présent qui est le sien, mots d’un poète possédé qui refuse à faire taire la moindre de ses voix. Ce passage de l’esprit au corps, Kiiskinen le retransmet magistralement, son Verbe va jusqu’au bout de ce voyage de l’incarnation, jusqu’à devenir liquide, comme un flux gigantesque, comme si désintégré à son tour, il accédait à une forme de spiritualité : « …j’ai peur que le monde / soit une simple redite j’ai peur d’en être / une partie mes yeux s’emplissent d’écrits textes saints / on sèche mon corps entre les feuilles je regarde droit devant / les lettres dos voûtés tirent leurs rames derrière mon visage (…) on se querelle pour des années de splendeur / des années fabuleuses….qui donc rêve par ici qui rêve derrière mon visage… ».

            Acteur des vicissitudes de la vie qui se défait en lui-même, ce corps-poème en aller-retour, entre mémoire et désir, tisse une gigantesque toile verbale ;  longtemps macérée dans l’obscurité de son corps [1], cette écriture physique se tend vers son inconnu, témoigne que l’on est à côté de quelque chose d’absent[2], langue qui porte l’opacité du réel en elle pour répéter autant de fois ses propres limites comme celles du monde qu’elle met en jeu :  « …j’ai fait encore un pas / dans ma langue obscure ». Langue ample, ponctuée de prières rageuses et de métaphores énigmatiques, l’écriture pourrait donner l’impression d’un foisonnement gratuit mais Aller-Retour sait avancer sur le fil du rasoir, tranchant à vif dans l’épaisseur d’un réel aussi labyrinthique que précis, en des chemins maîtrisés de vertiges et d’entrailles; la langue du poète est donc une façon de respirer le monde, écrire c’est se cogner à son image et aux représentations de ce même monde, c’est une expérience dure et essentielle, sans doute un instant d’immortalité douloureuse : « je franchis la ligne jaune moi aussi je suis immortel / moi aussi je suis Titan citoyen moderne de l’enfer / que Cronos attend dans la coque immortelle / de mon horloge d’acier un rêve de raison aérodynamique ». Le poète joue, de cette manière, avec sa propre lucidité et le verbe se joue du poète au travers du corps modelé à la dimension d’un mécanisme aussi rigoureux qu’insensé, corps accroché à la terre, enchaîné à l’histoire, balloté par les événements, corps malmené par la foule, corps amer et à mort qui se donne juste le temps de se mesurer à l’immensité de l’aléatoire, corps en mots étourdissants qui ne peut guérir d’être mortel. Manifeste en négatif, le poète donne au travers de cette chair devenue verbe ce qu’il est, ce qu’il vit, chair qui retourne sans fin à la terre, à une terre libre et sensuelle; la voix intime et amère de Jyrki Kiiskinen parvient à découvrir dans le monde infrangible un espace hanté qui s’écarte entre le secret et l’apparition, mais si le temps peut se dissoudre dans la patience de cet espace jamais il ne s’apaise entièrement car le corps gît déjà loin, solitaire, entre le passé et l’instant. Derrière les images à la fois hallucinantes et réalistes de ce corps poétique, c’est cependant, toujours et encore, la vie qui tremble, fût-elle de nuit….

 



[1] Gabriel Rebourcet, à propos d’Aller-Retour

[2] Blanchot à propos de Celan.