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Flottaison blême

par Olivier Verdun

A Henri Michaux


Je longeais les berges de l’ennui, une nuit d’insomnie et d’intempéries, très en amont des égouts, mon ombre en laisse, lorsqu’il apparut dans mon champ de vision.

  Il avait manifestement beaucoup bu. Le visage bouffi, fardé de vertes ecchymoses, arborait un contentement béat de vacancier. La gueule de bois ne l’empêchait pourtant pas de continuer à écluser telle une carpe filtrant l’eau jusqu’à plus soif. Le niveau commençait à baisser dangereusement. Cette écluse bien singulière rendait d’étranges glouglous, des clapotis, à moins que ce ne fût quelques borborygmes que la flaccidité de l’assoupissement avait dû laisser sourdre sans vergogne.

        J’eus alors l’idée de prendre sa vessie pour une lanterne. Mais je n’avais aucun lance-pierre à portée de la main. Le faire sécher au soleil, au beau milieu de la nuit, comme une vulgaire pièce de jambon ou une lanière de cuir mouillée, eût été inconvenant et somme toute peu pratique. Comme il tombait des cordes et que j’en avais plusieurs à mon arc, je décidai, non sans hésitation, de le harnacher à l’une d’entre elles et de le hisser jusqu’à moi. L’entreprise se révéla bien plus périlleuse que je ne l’imaginais. De constitution chétive, je risquais à tout moment de vaciller et de boire la tasse.

        A bout de force et d’ingéniosité, estimant que le devoir d’assistance pouvait subir quelque entorse sans qu’il y eût flagrant délit d’inhumanité, je laissai choir et engageai la conversation. Il fallait bien tuer le temps et justifier ma présence incongrue. Malgré mon intarissable faconde, la conversation resta vite court : l’escogriffe avait un bœuf sur la langue. Elle m’avait pourtant semblé bien pendante. Peut-être s’était-elle lassée de tourner en rond sept fois dans quelque bouche et, comme toutes les langues, d’avoir sur elle des tas de choses qui finissaient par lui peser : des mots, des cheveux, des fourches, des vipères, des résidus de toute sorte.

        Toujours est-il que ce soliloque commençait à m’ennuyer sérieusement. Je jetais dans mon unique poche un dernier coup d’œil afin de m’assurer qu’elle ne s’y était pas réfugiée. Las, j’offris la mienne en festin au premier chat de gouttière qui vint à passer. Il me suggéra le chalumeau ou la gégène qui, me dit-il, en avait déridé plus d’un. La suggestion ne tomba pas dans l’oreille d’un sourd. Je craignais seulement que cette méthode roborative, qui avait eu son heure de gloire au bon vieux temps de l’Algérie française, ne s’accompagnât d’effets secondaires et qu’elle ne me fît passer pour un infâme tortionnaire. Toujours de marbre, raide comme du noyer, rien ne le tirait de sa torpeur éthylique, pas même les gouzi-gouzi du générateur électrique, pourtant administrés à haute dose, ou les chatouillements incandescents de la flamme. Un vrai remède de cheval qui aurait hérissé la momie la plus frigide !

        Je m’apprêtais à tirer ma révérence à ma compassion pour la veuve et l’orphelin quand une grue, habituée, selon toute  vraisemblance, à arpenter les lieux, me rappela à l’ordre et me proposa ses services. Prétendant être accoutumée à ces cas d’espèce, elle se fit fort de ressusciter, en un tour de main, le moribond. Elle avait à son actif une réputation quasi légendaire : rien ne lui résistait, pas même la banquise qu’elle avait dégelée en moins de deux. Elle s’enorgueillissait d’avoir la langue la plus agile qui fût. Outre le fait que les seules grues auxquelles j’avais eu affaire jusqu’à présent étaient plutôt du genre grand échassier craquetant et glapissant ou, dans les forêts urbaines, longues flèches turgescentes, flottantes, télescopiques, portiques, dressées côte à côte,  je n’étais guère enclin à accorder ma confiance aussi facilement, sous l’effet du premier roulement de paupières venu, et à faire le pied de grue dans l’attente d’une hypothétique résurrection. Il me tardait de regagner mes pénates. L’escapade nocturne avait assez duré, d’autant que le ciel, déjà bien plombé par une nuit à couper au couteau, laissait entrevoir d’inquiétantes zébrures.

        Je servis de cobaye dans un premier temps. Ma propension au sacrifice expérimental n’était plus à faire. Je voulais vérifier par moi-même que sa réputation n’était pas surfaite. J’étais aussi incrédule que Thomas. La sidération fut totale comme dans le tableau du Caravage : le résultat, bien au-delà de mes espérances, m’autorisa à lui donner toute latitude. La grue, qui ne conversait jamais la bouche pleine - déontologie oblige ! -, fit preuve d’une patience angélique. Je la voyais besogner sans rechigner un seul instant, astiquer, limer, ventiler, aspirer, élimer dans tous les sens, s’exalter de tant d’exhalaisons, en véritable virtuose : on eût dit un trombone à coulisse, voire un bandonéon dont les joues, tel un soufflet, gonflaient et dégonflaient alternativement.

        En guise de remerciement, l’ingrat goujat reprit de plus bel son concerto de borborygmes tout aussi tonitruants et discordants les uns que les autres. On se serait cru à l’intérieur d’une tuyauterie, à moins que ce ne fût une poupée gonflable qui exhalait sa lassitude. La mienne confinait maintenant à la misanthropie : comment diantre pouvait-on faire montre de tant d’incongruité à l’endroit du beau sexe, fût-il péripatéticien, et ignorer les règles les plus élémentaires de la civilité, en lui lâchant en pleine face force louise sonore, de confection fort peu classique qui plus est ? De quoi faire damner un saint, perdre son latin et donner du fil à retordre à la plus experte des marie-pisse-trois-gouttes.

        Pour la première fois dans sa longue carrière d’arpenteuse, il fallait se rendre à l’évidence : ma grue avait échoué ; l’impassibilité, le flegme, l’apathie, la froideur avaient eu raison de ses bonnes grâces, prodiguées pourtant avec l’opiniâtreté d’une première communiante, de l’épouse résignée, de la vierge effarouchée et manchote ou de la veuve éplorée. La baudruche était d’une platitude déconcertante, incapable du moindre relief, morne comme la champagne pouilleuse et le pays noir. Le miracle escompté n’avait pas eu lieu : d’elle rien ne saurait ériger ! Autant la laisser cuver son vin et vaquer à son destin de soûlographe. Elle ne méritait pas les moindres égards.

        Je voulus ramasser mon ombre sous mon bras et prendre la tangente. Il y avait belle lurette qu’elle s’était fait la malle, à l’instar, du reste, de la morue éconduite. Je n’étais plus que l’ombre de moi-même. Un vrai spectre - errant, apatride, désœuvré, inutile, flasque à souhait. Un zombi zébré d’égratignures et d’éclairs. J’avais raté ma B.A. J’avais tout de l’ectoplasme diaphane, déambulant sous les feux d’une lune blafarde comme du sperme rance lyophilisé. J’avais pris un coup d’astre et les rares étoiles qui dentelaient la voie lactée, à la texture semi-écrémée, me picotaient la face. Je lui ressemblais étrangement : la même raideur catatonique, les mêmes oscillations buccales de merlan frit à la dérive, la même dégaine désabusée, les mêmes frémissements patibulaires et, étrangement, par une sorte de mimétisme simiesque, la même propension sonore aux effluves capiteuses.

        Je rebroussai chemin, l’âme noire comme du cirage. J’avais du mal à me treuiller, à me hisser jusqu’à moi-même. L’impavide flottaison semblait reposer tout entière sur mes épaules. Je sifflai mon clebs devenu mon propre fantôme. Il portait un pyjama rayé, amidonné par la crasse. Il avait fait un stage en enfer. Il avait le même matricule d’encre que moi dans les pupilles. Des cernes identiques au pourtour des yeux comme si la lumière avait honte d’elle-même. Je n’avais même pas de quoi lui payer un verre. Le dernier caboulot n’avait jamais ouvert ses portes. Nous rentrâmes à l’hôtel dans la jungle des poubelles. Je fis un curieux et détonant mélange de pastis, de vodka tonic, de ginger ale, d’absinthe. Je pilai, à l’aide d’un mortier de fortune, une vingtaine de capsules jaunes de nembutal. J’avais lu attentivement la posologie. Je mélangeai le tout dans un shaker que je m’évertuai à secouer. Je jouai au barman. J’avais lu Sartre. Pour le clebs, j’optai pour la solution injectable. Le plus dur fut de trouver la veine. J ’avais mis Berlin de Lou Reed en sourdine. J’ai probablement dû ne jamais me réveiller. Je ne m’en souviens pas. La nuit remue. Elle donne le tournis. Et on ne sait plus. Il paraît qu’un noyé a été repêché dans le canal. La bite à l’air. On aurait abusé de lui. Il avait beaucoup bu. Sans doute des downers. Les eaux ont soif d’elles-mêmes. Le nageur boit sa propre soif, il boit beaucoup, la soif engendre la soif. On le repêche. On le met à sécher. Il fume au soleil, s’il y en a. On l’enduit parfois de plumes et de poix. Il sert d’épouvantail à moineaux et de croquemitaine aux petits enfants. Il meurt quelque temps et se réveille rarement.

 

 

                                                            Olivier VERDUN

 

                                                            Juillet 2008